2019 : Un pas de plus vers un Etat hindou ?

<< This post-print was originally published in Lettres d’Inde (2019). The version of record is available on the publisher’s website and is archived on Academia.edu (incl. keywords). Citation can be downloaded on Hal. The text is co-written by Julien Levesque. The original title of the article is: “La réélection de Narendra Modi en 2019 : un pas de plus vers un Etat hindou?” (editor’s title: “Modi II : succès électoral et premières mesures phares”).

Table of Contents

Table of contents
1.Campagne 2019 : un tournant de la démocratie indienne ?
2.Les 100 jours du gouvernementModi II : desmesures autoritaires et polarisantes

Les 17èmes élections générales de la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement indien, se sont déroulées du 11 avril au 19 mai 2019 et ont abouti à un triomphe du parti nationaliste hindou, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du Peuple Indien). Porté par le charismatique premier ministre sortant Narendra Modi, le BJP a conquis la majorité absolue des sièges à la Lok Sabha (303 sur 543), une première depuis Indira Gandhi au début des années 1980. Améliorant son pourcentage de votes de 2014 de plus de six points, le parti renforce ses aspirations hégémoniques de parti pan-Indien et pro-hindou, tout en améliorant sa force de frappe au niveau local – notamment grâce au soutien de son organisation mère, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Nous revenons ici sur la campagne électorale de 2019 en Inde et analysons les quelques mesures phares de Narendra Modi à la suite de sa réélection.

Campagne 2019 : un tournant de la démocratie indienne ?

Les ressorts de l’assise électorale inédite dont jouit le gouvernement « Modi II » sont âprement débattus, mais certaines dynamiques de court et de moyen terme se dégagent. Face à une opposition à l’image désunie, indisciplinée et dynastique, la campagne permanente de Modi et de sa coalition, la National Democratic Alliance (NDA), a présidentialisé l’élection parlementaire autour de la personne du premier ministre, mettant à mal l’ingénierie électorale et sociologique des parti régionaux de la Hindi belt – les États du nord de l’Inde où le hindi est la lingua franca. Le BJP s’octroie même des percées exceptionnelles en dehors de ses bastions traditionnels du nord, notamment dans l’est (Bengale occidental, Orissa) et dans le sud (Karnataka). La principale alliance de partis d’opposition, la Maha gath bandhan (grande alliance), et le parti du Congrès n’ont pas réussi à convaincre l’électorat, malgré un slogan séducteur : chowkidar chor hai, « c’est le gardien le voleur », référence directe au mot d’ordre de campagne de l’équipe de Modi, qui rappelle les accusations de corruption et de collusion à son égard. Le BJP parvient également à faire mentir les calculs habituels de répartition des votes par caste, obtenant un soutien non négligeable parmi les dalits (littéralement, « opprimés, anciennement appelés intouchables).

Durant la campagne, le BJP a habilement fait appel au sentiment nationaliste pour se faire accepter dans l’opinion publique comme le seul parti à même de protéger l’Inde. Marqué par des résultats économiques mitigés, Narendra Modi a joué du conflit indo pakistanais pour mobiliser les passions patriotes, notamment à la suite de l’attaque de Pulwama, au Cachemire, en février 2019, dans laquelle 40 militaires indiens ont trouvé la mort. Le discours officiel repris par les médias, saturé de rhétorique nationaliste, est parvenu de nouveau à mobiliser l’imagination des classes moyennes, et ce malgré de maladroites représailles militaires indiennes contre de supposés camps d’entraînement terroristes au Pakistan. La figure flatteuse d’homme fort que projette Narendra Modi se voit confortée par des campagnes de communication extrêmement onéreuses, facilitées par une réforme permettant l’anomymité des donateurs.

Ces campagnes sont financées au moins en partie par la diaspora et les crorepatis, les milliardaires et grandes fortunes industrielles et financières indiennes, comme le célèbre Mukesh Ambani, dirigeant du conglomérat Reliance. Adepte de coups d’éclats retentissants tel que la « démonétisation », du jour au lendemain, de 86% de la monnaie en circulation au nom de la lutte anti-corruption, Narendra Modi a soigné son image interventionniste en multipliant des schemes (programmes) gouvernementaux, qui l’ont certainement aidé à remporter le soutien des franges les plus défavorisées de l’électorat, même si certains de ces programmes engloutissent plus de la moitié de leur budget en publicité. Certaines réformes, comme celle de la TVA, sont exemplaires de l’habileté politique du régime en place. Vu par certains comme une modernisation du régime fiscal, l’introduction de la GST (Goods and Services Tax, ou TVA unifiée) apparaît pour d’autres comme une spoliation de l’autonomie des Etats fédérés. Localement, nombreux admettent que son application inégale affecte en priorité certaines minorités du secteur informel, sujets à la taxe alors que d’autres y échappent.

Marqué par l’absence de débats de fond, et par l’invisibilisation du discours redistributif du candidat du parti du Congrès Rahul Gandhi, la campagne a mis en lumière la consolidation d’un bloc majoritaire articulé autour d’une identité hindoue prenant le pas sur les principes constitutionnels tels que le sécularisme et la liberté d’expression. Soutenant une politique d’intimidation des minorités, notamment musulmanes, le Premier ministre actuel combine un discours positif d’unité nationale tout en faisant élire plusieurs députés fanatiques qui, tels que Pragya Singh Thakur, sont accusés d’attentats à caractère religieux. Utilisant sa légitimité démocratique contre le droit des minorités, Narendra Modi montre peu d’émoi face aux lynchages meurtriers perpétrés par des milices hindoues ultranationalistes qui entendent empêcher l’abattage des vaches et les relations amoureuses interconfessionnelles. Mettant en avant les métaphores d’harmonie – pierre angulaire de l’idéologie de l’Hindu Rashtra (Nation hindoue) – et de prospérité au-delà des identités de caste, il multiplie pourtant les décisions flattant les sentiments anti-minorités d’une majorité d’indiens, en abrogeant par exemple la subvention pour les pèlerins musulmans souhaitant se rendre à la Mecque.

Célébrant de façon constante la multitude de festivals religieux hindous tout en glorifiant à tout va les valeurs du yoga et de la médecine ayurvédique, le discours officiel polarise discrètement la sphère publique en associant l’image de l’Inde à des symboles de l’hindouisme traditionnel. Multipliant les paradoxes, l’exercice du pouvoir par Narendra Modi contribue à désinstitutionnaliser le rapport politique entre dirigeant et citoyens, tout en érodant systématiquement l’indépendance des pouvoirs intermédiaires tels que la justice, les médias et le parlement. Les cas d’ingérences du gouvernement dans les décisions du Central Bureau of Investigation (chargé des enquêtes criminelles), de la Cour suprême et surtout de la Commission électorale ont fait grand bruit dans les médias indépendants. D’un autre côté, l’Etat continue de progresser dans le contrôle administratif et politique de ses citoyens, comme le montre l’introduction très controversée d’Aadhaar, un système d’identification unique risquant de mettre à mal les principes de confidentialité et de protection des données privées, tout en surfant sur le fantasme de la digitalisation du pays comme totem de modernité et de fierté. Suivant ce que le chercheur Arjun Appadurai appelle l’ « étatisation » de la démocratie indienne, l’Etat central indien passe par la stigmatisation ou l’emprisonnement de certains dissidents alors que les allégations de meurtre par des partisans du BJP se multiplient, tels que celui la journaliste Gauri Lankesh. Ces répressions se traduisent par l’arrestation d’activistes dalits et de leaders étudiants de gauche, assimilés pour l’occasion à des gangs (i.e. Tukre tukre gang, KhanMarket gang) élitistes et anti-indiens.

Les 100 jours du gouvernementModi II : desmesures autoritaires et polarisantes

La nouvelle majorité confortable du gouvernement Modi II lui permet, durant ses cent premiers jours, d’avancer rapidement sur d’importants chantiers législatifs touchant à des sujets chers aux nationalistes hindous. La mesure la plus marquante est indéniablement la révocation par le gouvernement du statut particulier de l’Etat du Jammu et Cachemire, garanti par l’article 370 de la constitution indienne. L’article 370 limitait jusqu’ici à certains articles l’application de la Constitution indienne dans le Jammu et Cachemire, seul Etat de l’Inde à majorité musulmane. Initialement conçu comme une solution temporaire visant à garantir les termes de l’acte d’accession du Jammu et Cachemire à l’Union indienne, cet article a par la suite été reconnu par la Cour suprême comme un élément permanent de la Constitution. Le statut spécial du Cachemire reposait également sur l’article 35A, qui depuis 1954 donnait le pouvoir à l’assemblée législative du Jammu et Cachemire de définir certaines personnes comme « résidents permanents » de l’Etat et de leur accorder des droits particuliers, dont celui d’acquérir de la propriété foncière, de voter aux élections locales, ou d’accéder aux emplois gouvernementaux. Le 5 août 2019, un Ordre présidentiel, suivi d’une loi introduite au parlement par le ministre de l’Intérieur Amit Shah, divise l’Etat du Jammu et Cachemire en deux Territoires de l’Union (Union Territories) et yétend l’application de la totalité de la Constitution indienne. Ceci répond à une promesse de campagne récurrente du BJP, qui remonte à une demande faite dès le début des années 1950 par le Jammu Praja Parishad, un groupe proche du RSS, qui fusionne en 1963 avec le Bharatiya Jan Sangh, l’ancêtre du BJP. En normalisant le statut du Jammu-et-Cachemire, le gouvernement de Narendra Modi espère mettre fin à l’insurrection de nombreux jeunes Cachemiris contre l’Etat indien depuis 1989. Les annonces d’un sommet des investisseurs au Jammu et Cachemire pour l’automne 2019, finalement repoussé à 2020, et les promesses d’investissement dans l’Etat de la part du milliardaire Mukesh Ambani participent de cette ambition, mais révèlent également l’appétit commercial et financier des entreprises indiennes, qui auront désormais accès à un nouveau marché. La stratégie du gouvernement n’est pas certaine de parvenir à réduire le ressentiment des Cachemiris contre l’Etat indien, compte-tenu de la manière autoritaire utilisée pour contrôler la réaction de la population locale : envoi de milliers de troupes dans l’Etat, mesures de couvre-feu, blocage des communications, arrestations et assignations à résidence de leaders politiques, musellement de l’opposition et de la sphère publique, et répression violente des manifestations. Les protestations véhémentes du gouvernement pakistanais, mené par l’ancien joueur de cricket Imran Khan, se sont révélées incapables de mobiliser la communauté internationale sur cette question, renforçant ainsi la position indienne qui traite la question comme un enjeu de politique intérieure. Toutefois, la solidité juridique de l’abrogation de l’article 370 pourrait être mise à l’épreuve dans les mois qui viennent : la Cour suprême a en effet reçu plusieurs plaintes arguant du caractère inconstitutionnel de l’initiative gouvernementale.

Le deuxième enjeu fondamental des premiers mois du gouvernement Modi II concerne le National Register of Citizens (NRC, Registre national des citoyens), qui vise à identifier et distinguer les citoyens indiens des immigrés clandestins. Le NRC a été mis en place à la suite du recensement de 1951 afin d’identifier les citoyens indiens suite aux migrations massives qui ont accompagné la Partition du sous-continent en 1947. Dans une série de jugements entre 2009 et 2014, la Cour suprême a exigé une actualisation du NRC, notamment pour l’Etat de l’Assam qui a connu entre 1979 et 1985 d’intenses mobilisations contre les étrangers clandestins venus du Bangladesh (appelé Pakistan oriental avant 1971). Le gouvernement de Narendra Modi a mêlé ce processus à un projet d’amendement de la loi sur la citoyenneté de 1955 (Citizenship Amendment Bill), qui permettrait aux immigrés venus de l’Afghanistan, du Bangladesh, et du Pakistan de religion hindoue, sikhe, bouddhiste, jain, parsie, et chrétienne – en bref, non-musulmans – d’obtenir la nationalité indienne. L’actualisation du NRC en Assam a donc soulevé de nombreuses inquiétudes parmi les musulmans, craignant d’être exclus de la liste finale – une peur également alimentée par les multiples déclarations assimilant étrangers et musulmans faites par les candidats du BJP lors de la campagne électorale de 2019, y compris par le ministre de l’intérieur actuel Amit Shah. D’autres questions plus techniques, concernant l’acceptabilité de différents documents censés prouver la nationalité indienne ou la résidence en Inde des personnes les détenant, ont également suscité des débats et ralenti le processus. Le NRC a finalement été publié le 31 août 2019, rejetant plus de 1,9 million de demandes sur un total d’environ 33 millions. Les personnes exclues peuvent désormais faire appel dans un tribunal pour étrangers (Foreigners Tribunal). En l’absence d’accord bilatéral autorisant légalement leur déportation vers le Bangladesh, les personnes désormais jugées comme étrangères devraient être envoyées dans des camps de détention. Malgré les nombreuses critiques de la liste finale du NRC, y compris de responsables BJP en Assam, certains parlementaires et ministres BJP de l’Etat du Bihar demandent aujourd’hui qu’un processus similaire soit mis en place dans cet Etat, invoquant une « agression silencieuse » dans les districts du nord-est à forte population musulmane.

Le gouvernement de Narendra Modi a également profité de sa majorité au parlement pour faire adopter en juillet 2019 un autre projet de loi fortement polarisant et ayant précédemment fait l’objet de critiques véhémentes de la part du parti du Congrès et d’autres membres de l’opposition, comme le député de Hyderabad Asaduddin Owaisi. Il s’agit de la loi dite du Triple Talaq, qui a rendu illégale la pratique de la répudiation instantanée, permise par le droit familial musulman (Muslim Personal Law) reconnu officiellement en Inde. Cette pratique, qui concerne un faible nombre de personnes et est rejetée par plusieurs sectes musulmanes (notamment les chiites), a d’abord été déclaré anticonstitutionnelle par la Cour suprême en août 2017, rendant toute répudiation instantanée nulle en droit. Se présentant comme le protecteur des femmes musulmanes, le gouvernement a décidé d’aller plus loin et de criminaliser la pratique, qui est désormais passible de trois ans de prison et d’une amende. Tandis que certains groupes musulmans restent fermement opposés à toute intervention des responsables politiques dans le droit familial, des élus de l’opposition et des groupes de la société civile ont souligné que cette mesure, en plus de stigmatiser les hommes musulmans, risque de fragiliser les femmes musulmanes dont le mari est incarcéré. A bien des égards, le choix d’adopter une loi superflue contribue à dépeindre les musulmans comme rétrogrades. Ceci est également à comprendre dans le contexte où le BJP s’oppose depuis longtemps à l’existence de codes civils multiples pour le droit familial et milite pour un code civil unique (Uniform Civil Code).

Ainsi, malgré le slogan inclusif « Sab ka sath, sab kav ikas, sab ka vishwas » (soutien pour tous, développement pour tous, confiance de tous) martelé par Narendra Modi, le gouvernement a décidé d’adopter très rapidement après les élections une série de mesures polarisantes, car elles stigmatisent les musulmans, et autoritaires, car elles contournent ou réduisent le pouvoir des élus et des citoyens. C’est aussi le cas de l’amendement de la loi pour le droit à l’information (Right to Information Act), adopté en juillet 2019. Cette loi permettait depuis 2005 à tout citoyen indien de formuler une demande d’information concernant toute décision administrative. Elle a été utilisée par de nombreuses ONG et groupes de pression pour questionner l’action de l’Etat. Toutefois, l’amendement de 2019 réduit l’indépendance et l’autorité des dirigeants de l’administration chargée de donner suite à ces recours. Loin d’entacher la popularité du premier ministre, ces mesures semblent au contraire renforcer l’image d’un homme fort, prêt à agir là où d’autres abandonnent.

En conclusion, la popularité de Narendra Modi se maintient malgré un ralentissement économique notable ces derniers mois : habituellement tirée par la demande intérieure, la croissance de l’économie indienne connaît son niveau le plus bas depuis cinq ans, avec 5% pour le trimestre avril-juin 2019. Les signes les plus visibles de cette évolution sont la chute dans la demande en automobiles, immobilier, et biens à la consommation (biscuit, thé, sous-vêtements, savon), conduisant plusieurs entreprises à limoger des milliers d’employés et à fermer des usines. En cause, la réforme de la TVA (GST), des restrictions sur l’utilisation de la monnaie liquide depuis la « démonétisation » de 2016, et une crise bancaire. Dans les mois et années qui viennent, il sera certainement nécessaire pour Narendra Modi et son gouvernement de s’attacher à régler ces problèmes économiques et relancer la croissance, faute de quoi il pourrait s’aliéner la classe moyenne urbaine qui est aujourd’hui le coeur de son électorat.